(Médipart)

Patrice Adam est professeur de droit du travail à l’Université de Lorraine. Il est également membre du comité éditorial de la Revue de droit du travail, une référence en la matière, dirigée par le juriste Antoine Lyon-Caen, l’un des inspirateurs de Manuel Valls pour la réforme du code du travail. Cette dernière a été présentée comme une « révolution » mercredi 4 novembre à Matignon par le premier ministre et sa ministre du travail, Myriam El Khomri.

Mercredi, Manuel Valls a annoncé que Robert Badinter prendrait la tête d’un groupe d’experts (deux membres du conseil d’État, deux magistrats de la Cour de cassation et deux universitaires) chargé de tracer les contours de la redistribution entre « les droits fondamentaux », les dispositions prises par accords de branches ou d’entreprises, et les règles applicables en l’absence de tout accord. Que pensez-vous de cette méthode ?

Patrice Adam. Aucun nom n’est encore avancé, mais quand on examine les rapportsTerra Nova et Combrexelle, c’est toujours un peu les mêmes experts qui sont sollicités. On va voir qui seront les universitaires, il y aura peut-être Antoine Lyon-Caen ou Paul-Henri Antonmattei (edit le 6 novembre) des gens plutôt acquis à Valls été à son gouvernement. Personnellement, cette histoire me gêne beaucoup. Quand Manuel Valls commence son discours, il dit « tout le monde s’accorde à dire que le droit du travail est illisible »… Non, dans le milieu qui est le mien, c’est-à-dire celui du droit du travail, je connais plein de gens qui ne sont pas d’accord avec ça, et qui pensent par exemple que le code du commerce et celui de la santé publique sont pareillement compliqués. Mais comme le premier ministre consulte toujours les mêmes, qui pensent exactement comme lui, c’est sûr qu’à la fin tout le monde est d’accord.

Que vous inspire l’arrivée de Robert Badinter dans cette architecture ?

J’avoue que les professeurs de droit du travail que nous sommes sont quand même très dubitatifs. Le droit du travail, il n’y connaît rien ou pas grand-chose. Ce petit bouquin qu’ils ont écrit avec Antoine Lyon-Caen, c’est essentiellement le travail de ce dernier. Robert Badinter est donc une caution morale politique de la gauche, nécessaire pour faire passer les choses. Il apportera son nom et son aura, rien de plus.



Revenons sur la place prise par le travail d’Antoine Lyon-Caen et Robert Badinter dans la réforme. Le premier ministre y a encore une fois fait allusion lors de son intervention à Matignon.

C’est simple, Antoine Lyon-Caen a dit dans ce livre le contraire de ce qu’il a écrit pendant 30 ans. Et personne ne comprend pourquoi. Mais ça s’articule évidemment avec les rapports Combrexelle et Terra Nova, ce n’est pas un hasard. Donc peut-être que son propos a été mal compris ou instrumentalisé mais le livre est plein d’ambiguïtés. Le problème, c’est que les deux auteurs font un lien entre le niveau de protection au travail et le chômage, ce qui est une vraie ligne rouge. Primo, cela n’a jamais été prouvé et jusque-là, il n’y avait que les juristes libéraux qui l’affirmaient. Secundo, le livre va dans le sens du « tout dans la convention collective ». Là encore, on s’inscrit dans un mouvement d’habitude porté par la droite et qui conduit, que l’auteur le veuille ou non, à donner une caution de gauche aux réformes actuelles. Et c’est pour cela qu’ensuite Valls peut dire que tout le monde s’accorde sur ces sujets-là. Antoine Lyon-Caen, ce n’est pas tous les juristes de gauche. Il s’agit d’une figure importante mais qui a manifestement tourné un peu casaque.

Sur le fond même de la réforme : que pensez-vous de cette ré-articulation en trois niveaux entre ce qui relèvera des droits fondamentaux, ce qui relèvera des accords de branches et d’entreprise, et le reste ? Comment peut fonctionner cette fusée à trois étages ?

Les deux derniers ne sont que les deux faces d’une même médaille. On va mettre en place des droits fondamentaux, c’est très bien. Mais c’est déjà dans le code du travail. L’égalité, la lutte contre le harcèlement, les discriminations. Et ces principes sont mis à l’abri de la négociation collective. Pour le deuxième étage de la fusée, on dit que la loi se retire et on fait confiance aux partenaires sociaux… Ce qui est un discours profondément libéral où prime l’imaginaire d’un droit sans État. On complète cela en disant que s’il n’y a pas de conventions collectives, alors on fera des lois supplétives qui vont combler les trous. Donc il n’y a que deux étages : la convention collective d’abord et sans ça, la loi. Il s’agit bien d’inverser le modèle du droit du travail français. Quand je lis que Hollande a garanti le respect de la hiérarchie des normes, on prend les gens pour des imbéciles.

Le gouvernement a répété que la loi reste prioritaire dans différents domaines tels que la santé au travail, l’égalité professionnelle, la lutte contre les discriminations, le salaire minimum ou les règles encadrant le CDI. De ce point de vue-là, la hiérarchie des normes est respectée…

Oui, mais une partie considérable y échappe ! La plus grande partie du code du travail basculerait dans le champ de la négociation collective, mais pour quel bénéfice ? En quoi cela va-t-il créer du boulot ? On nous dit que ce sera plus adapté à la particularité des entreprises mais c’est un vœu pieux. Qui l’a démontré ? En quoi le processus sera-t-il plus lisible ? On va avoir un maillage de conventions collectives absolument incompréhensible. Il n’est même pas du tout certain que les entreprises s’y retrouvent. Quand je vois les exemples donnés par le ministre, on se moque du monde ! Il n’y a pas besoin de changer de modèle. Une entreprise avec beaucoup d’employés à temps partiel qui ne peut pas les faire travailler plus, ce n’est pas vrai ! Ça s’appelle des heures complémentaires et c’est déjà prévu.

Ce que le premier ministre dit, c’est que c’est possible mais tellement compliqué que les employeurs n’y ont pas recours…

Effectivement, il faut un décret ou une autorisation exceptionnelle. Et on pourrait simplifier cette procédure. Mais pourquoi faut-il forcément en passer par un changement de modèle ? On oublie que le droit du travail ce n’est pas simplement le problème du Medef et de la CGT. Dans le droit du travail se rencontrent la politique de l’emploi, la politique de la famille, celle des loisirs, la politique économique. En quoi des organisations privées que sont les partenaires sociaux, respectables au demeurant, devraient poser des règles qui vont impacter des politiques nationales qui impactent l’intérêt général. Il y a de nombreux juristes qui disent non à ce concept. Et, encore une fois, pour quel bénéfice ?

Le bénéfice en serait une meilleure compétitivité des entreprises, ce qui compte en période de crise ?

Oui, mais qu’on ne dise pas alors que les salariés resteront également protégés. Manuel Valls ne peut pas dire politiquement qu’il veut simplifier pour retirer des contraintes aux entreprises. Ce serait le cataclysme. Donc il dit que ça va aussi améliorer les conditions de travail des travailleurs. Il se moque du monde. Quand on demande à des salariés de travailler 46 heures pendant plusieurs semaines, il n’y a pas d’augmentation de la rémunération car ce système est intégré dans un temps de travail modulé annuellement où les semaines basses compensent pour les semaines hautes. On aboutit à une moyenne de 35 heures sur l’année et les gens ne toucheront pas un kopeck de plus.

Sur la question précise du temps de travail, comment comprendre le discours qui dit qu’on ne touche pas aux 35 heures, tout en se vantant de tout pouvoir aménager autour ?

Sur la question du temps de travail, on est déjà dans un tel système. Il existe une référence légale, les 35 heures. Au-delà, ce sont des heures supplémentaires. Oui, sauf que les conventions collectives, de façon inédite dans l’histoire sociale française depuis la révolution, peuvent déjà faire tout ce qu’elles veulent. Annualisation, lisser sur un trimestre, moduler dans le temps, imposer des périodes de congés. La limite, c’est 48 heures mais on ne va pas toucher à cette limite-là. En 2015, nous sommes déjà au stade où veut arriver Valls en 2016.

Ça peut changer des choses sur la majoration des heures supplémentaires par exemple ?

Oui, mais on a aussi déjà beaucoup avancé là-dessus. Les gens ne le savent pas mais par convention collective on peut déjà diminuer le taux de majoration de 25 à 10 %. Et puis aussi les exclure par le biais des forfaits jours, qui se sont répandus comme une traînée de poudre. L’argument, c’est que nous sommes entrés dans une société de la connaissance, et que les contraintes ont changé. D’accord, sauf que l’on a plein de forfaits jours sans véritables garanties d’autonomie et il a même fallu que la Cour de cassation mette son nez là-dedans. Et on a eu raison de ne pas faire seulement confiance aux partenaires sociaux car ça tournait au vinaigre !



Pour pallier le manque de représentants dans les petites entreprises, qui brise dans l’œuf la possibilité du dialogue social que le gouvernement appelle de ses vœux, le premier ministre envisage de passer par le « mandatement » de salariés. Qu’en pensez-vous ?

Ce système est prévu depuis 1996, de façon ad hoc puis pérennisé par la loi Fillon de 2004 et encore libéralisé par la loi Rebsamen. On peut déjà faire des accords collectifs dans les TPE et PME sans avoir besoin d’une nouvelle loi. Mais ce qui est incroyable dans ce dispositif, c’est que le gouvernement s’est trahi lui-même. Dans les petites entreprises, on peut signer des accords collectifs mais uniquement des accords dérogatoires. Et donc qui sont souvent défavorables aux salariés. Par conséquent, le discours qui dit « favorisons la négociation collective, tout le monde a à y gagner », ne tient pas.

Comment comprendre cette passion nouvelle du gouvernement pour le dialogue social, devenu l’alpha et l’oméga du code du travail ?

C’est oublier qu’il y a deux personnes autour de la table et que chaque accord sera le miroir du rapport de force qui a présidé autour de cette même table. Et ça, tout le monde s’en fiche manifestement ! On nous dit qu’il y aura des « accords de méthode », mais dans une petite boîte où le rapport de force est extrêmement défavorable, eh bien, l’accord sera logiquement extrêmement défavorable. Légitime, mais défavorable. Valls dit aussi qu’il faut favoriser la négociation collective de branches ; on entend ce discours depuis 1982. Or favoriser un niveau de négociation sans péjorer les autres, c’est un principe auquel je n’ai jamais cru. C’est un jeu de vases communicants : ce que l’on donne à la négociation en entreprise, on le prend à la branche. Aujourd’hui, le vent souffle de manière considérable vers la négociation d’entreprise. En France et en Europe, toutes les lois récentes vont dans ce sens. Là aussi, c’est une sacrée révolution.

Comment, dans une telle configuration, peut se dérouler l’activité de contrôle du droit du travail ?

Ça va être très dur. Les inspecteurs vont effectivement se retrouver dans une situation compliquée. Demain, chaque entreprise aura, quasiment, son accord de temps de travail à la carte par exemple. Si l’inspecteur ne veut pas passer pour un clown, il va devoir connaître tous ces accords sur le bout des doigts, et donc abandonner un certain nombre de visites. Ou alors il faudra recruter une armée d’inspecteurs pour vérifier que les employeurs respectent les règles du jeu. On en parle trop rarement publiquement mais cette réforme va avoir un vrai impact sur le contrôle, c’est évident.